Il y a seulement cinq ans, le monde non occidental représentait moins de 13% de la capitalisation totale du Top 500. Aujourd'hui, cette proportion a dépassé 28%, rappelle Nicolas Véron, économiste au sein du centre de réflexion européen Bruegel, associé de la société de conseil Ecif.
L'actualité des affaires est, comme l'actualité en général, un miroir déformant. L'attention du public est captée par les désastres comme Northern Rock ou Bear Stearns, ou plus rarement par des succès spectaculaires tels que ceux de Google ou d'ArcelorMittal. Mais d'autres changements qui ne sont pas moins importants ont lieu en silence ou presque. Pour remettre les mutations économiques en perspective, il est donc utile de s'écarter de temps en temps du flux des dernières nouvelles pour regarder le tableau d'ensemble.
L'une des façons de le faire est d'observer qui tient le haut du pavé dans la hiérarchie économique planétaire. Le classement par capitalisation boursière offre une bonne approximation des entreprises qui dominent leur époque. Celle-ci est imparfaite, du fait de bulles boursières locales, de distorsions de change, et surtout parce que certains acteurs ne sont pas cotés en Bourse, ainsi la SNCF, les Caisses d'épargne, la Poste japonaise ou les grands pétroliers d'Etat.
Mais la quasi-totalité des très grands groupes qui ont une activité internationale sont cotés, et leur capitalisation reste l'indicateur de puissance relative le plus pertinent et le plus comparable, d'un pays ou d'un secteur à l'autre, qui soit publiquement disponible. Les chiffres qui suivent sont calculés à partir du classement des 500 premières capitalisations mesurées en dollars depuis 1998 par le Financial Times (FT Global 500). L'observation de ce "Top 500", dont la composition change un peu à chaque nouvelle mesure, révèle un capitalisme mondial qui bouge à toute vitesse.
L'aspect le plus étonnant est la rapidité avec laquelle l'élite des entreprises mondiales devient multipolaire. Il y a seulement cinq ans, fin mars 2003, le monde non occidental (hors Europe, Etats-Unis et Canada) représentait moins de 13% de la capitalisation totale du Top 500; aujourd'hui (fin mars 2008), cette proportion a dépassé 28%, en dépit de la relative stagnation japonaise, de la sous-évaluation des monnaies asiatiques et du Golfe, et de l'éclatement récent des bulles boursières chinoise et indienne.
Les pays émergents, qui représentaient 2% du total en 1998, en sont désormais à 20%. La Chine et Hong Kong représentent une petite moitié de ce segment. Quant au Brésil, à l'Inde et à la Russie, ils ne rassemblaient ensemble que trois entreprises dans le Top 500 en 1998, mais en sont aujourd'hui à 35, représentant 7% de la capitalisation cumulée.
Il y a un an, les cinq premières entreprises mondiales étaient encore toutes américaines (ExxonMobil, GE, Microsoft, Citi et AT&T); aujourd'hui, elles ne sont que deux sur cinq (ExxonMobil et GE), aux côtés de PetroChina, Gazprom et China Mobile.
La raison en est évidemment la croissance très forte de ces pays, et surtout leur adoption accélérée du modèle de la grande entreprise privée (ou partiellement privatisée et cotée, comme Gazprom et la plupart des géants chinois), qui était jusqu'à récemment l'apanage de l'Occident et du Japon. Certains rythmes de croissance sont époustouflants.
L'opérateur téléphonique mobile indien Reliance Communications a démarré son activité en 1999. Fin mars, après le dégonflement de la bulle boursière indienne, il valait plus de 26 milliards de dollars. Cette dynamique de rattrapage n'est pas près de s'arrêter, et il paraît raisonnable de prédire que l'Asie (actuellement 20% de la capitalisation du Top 500, contre 10% en 2003) dépassera soit l'Europe (33%, hors Russie), soit l'Amérique du Nord (40%), et peut-être les deux, dès la première moitié de la prochaine décennie. Les "multinationales émergentes" sont encore exotiques, mais ne sont plus du tout marginales.
En complément des aspects géographiques, l'analyse sectorielle fait également ressortir des évolutions marquantes. Le poids relatif du secteur financier (hors assurances) avait augmenté pendant des années, passant de 14,5% de la capitalisation du Top 500 en 1998 à plus de 24% fin juin 2007.
La crise financière l'a ramené à un peu plus de 18% du total fin mars 2008; plus d'un quart vient des pays émergents, dont le secteur financier vaut désormais nettement plus en Bourse que l'équivalent américain. La part des groupes de matières premières (hydrocarbures et mines) est passée de moins 7% du total en 1998, lorsque les cours du pétrole étaient bas, à 18% en mars 2008, dont près des deux cinquièmes correspondant à des entreprises des pays émergents.
Chaque secteur a sa dynamique propre. Les Américains restent dominants dans les services aux entreprises (68% de la capitalisation cumulée du secteur, dont le trio de tête Microsoft, IBM et Oracle) et dans le secteur santé-pharmacie (61%), mais l'importance relative de ce dernier est en baisse depuis dix ans. Les émergents sont surreprésentés dans les télécoms (38% de la capitalisation mondiale), mais peu présents dans les autres secteurs de grande consommation (alimentaire, loisirs, distribution), moins régulés, et où les Occidentaux ont capté une part de leur croissance.
Les Européens règnent en maîtres sur le secteur de l'électricité, très fragmenté aux Etats-Unis et pas encore privatisé en Chine, avec EDF en n° 1 mondial. Plus généralement, ces chiffres sont en apparence rassurants pour l'Europe. Sa part relative est stable à un peu moins d'un tiers du total, alors que celle des Etats-Unis s'est effondrée en cinq ans, de 57% en mars 2003 à 36% en mars 2008, ce que n'expliquent qu'en partie les effets de change.
La France fait encore mieux, passant de 3,9% en 1998 à 4,7% en 2003 et 6,6% en mars 2008 (dont 0,8% pour EDF et GDF, qui n'étaient pas cotés en 2003). Il y a donc de quoi être fiers de nos champions. Mais pas de quoi pavoiser non plus: comme cette chronique le notait le mois dernier, nous avons plus de mal que les autres à faire émerger de nouvelles très grandes entreprises, et nos grands groupes sont un peu comme des chênes vigoureux sous lesquels rien ne pousse.
Or, à mesure que les jeunes géants des pays émergents se déploieront sur les mêmes marchés que les nôtres, il sera essentiel de faire preuve de capacité de renouvellement. Le paysage des plus puissantes entreprises mondiales change si vite que nos succès passés ne peuvent être pris que comme des encouragements, et pas des garanties, pour l'avenir.
Nicolas Véron, économiste au sein du centre de réflexion européen Bruegel, associé de la société de conseil Ecif
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