La Tribune.fr - 12/06/08
la chronique du cercle des EconomistesPourquoi les instruments de couverture météo n'ont pas encore connu un essor plus important, étant donnés le nombre d'acteurs concernés par ce risque et l'ampleur de ce risque pour certaines activités?, s'étonne Catherine Lubochinsky, professeur à l'université de Paris II (Assas).La désintégration du système monétaire international au début des années 1970, dans un contexte où le dollar s'affirme comme monnaie internationale, s'est traduite par une variabilité accrue des cours de change... à laquelle ont réagi banques et marchés en proposant un ensemble de produits financiers aux entreprises, leur permettant ainsi de couvrir ce risque pouvant détériorer leur rentabilité. Les premiers dérivés financiers standardisés cotés sur les marchés organisés émergent.
La fin des années 1970 se caractérise par une variabilité accrue des taux d'intérêt, à la suite d'une inflation plus forte due aux chocs pétroliers et d'un changement dans les modalités de mise en oeuvre de la politique monétaire américaine. Les entreprises et les institutions financières sont alors confrontées à un risque de taux d'intérêt dont l'ampleur a des répercussions importantes, aux Etats-Unis et en Europe, sur leur activité. Les produits dérivés vont alors remplir leur fonction primordiale, qui est de permettre de gérer les risques.
L'utilité et le succès de ces produits, plus de trente ans après leur apparition sur des marchés organisés, sont indéniables: à partir des données de la Banque des règlements internationaux, on constate que les dérivés de taux, de gré à gré et sur les marchés organisés, sont sans conteste les plus négociés (fin décembre 2007, le montant notionnel des dérivés de taux s'élève à 393.138 milliards de dollars de gré à gré, soit plus des deux tiers des dérivés, et à 72.186 milliards sur les marchés organisés, soit près de 90% des dérivés ainsi cotés).
Certes, les opérations de spéculation représentent l'essentiel des transactions sur les produits dérivés, mais elles contribuent à la liquidité indispensable aux opérateurs en couverture, qui trouvent ainsi à tout instant une contrepartie à leurs opérations.
Deux autres types de produits dérivés se sont développés: au cours de la décennie 80, les dérivés sur actions et, à la fin des années 90, les dérivés de crédit. Ces deux types de dérivés sont plus spécifiquement adaptés à l'activité des intermédiaires financiers et gérants de fonds, dans un contexte de variabilité accrue des marchés boursiers et d'évolution de la réglementation financière prudentielle ("mark to market", risque de contrepartie et "value at risk").
Ils sont nettement moins appropriés à l'activité des agents non financiers, dont les entreprises. Cependant, un risque fondamental demeure dans l'activité économique que les entreprises n'ont pas encore véritablement identifié et quantifié, du moins pour la plupart d'entre elles: le risque météorologique (à ne pas confondre avec le risque climatique, qui est à très long terme).
Car, même si les météorologistes ont nettement amélioré leurs prévisions sur un horizon de quelques jours, au-delà leurs prévisions, tout comme pour celles des économistes, ils ne sont fiables que pour une probabilité donnée... inférieure à 1! Ce risque correspond à la sensibilité des revenus d'une activité issue de variations non prévues de la météo (c'est-à-dire par rapport à une moyenne historique). Il est lié à trois facteurs principaux: la température, les précipitations et le vent.
Qu'il s'agisse des Etats-Unis ou de l'Europe, les estimations révèlent qu'environ 30% de la production industrielle sont sensibles à la météo, c'est-à-dire à l'un, voire plusieurs, de ces facteurs. Or, ce n'est que depuis une dizaine d'années que certaines entreprises mesurent régulièrement leur "météo-sensibilité" et se couvrent contre ces aléas soit à l'aide de contrats d'assurance sur mesure, vendus par les assureurs et certaines banques, soit par des futures ou options cotées au CME (dont le sous-jacent est un écart de température par rapport à 75°F pour les villes américaines et 18°C pour les villes européennes).
Question: pourquoi ces instruments de couverture météo n'ont pas encore connu un essor plus important, étant donnés le nombre d'acteurs concernés par ce risque et l'ampleur de ce risque pour certaines activités? Tout d'abord parce qu'une estimation de ce risque requiert une base de données météo historique, considérable et fiable, que les progrès technologiques dans le traitement des données ont permis de constituer relativement récemment.
Ensuite, comme pour tout produit dérivé, il est nécessaire que le sous-jacent, ici un indice météo, soit calculable aisément, utile pour des intervenants à intérêts opposés, et homogène sur la plus grande zone géographique possible. Enfin, il est indispensable que ces indices aient un minimum de variabilité afin d'attirer des spéculateurs qui contribueront à l'incontournable liquidité.
Dans les faits, de nombreux secteurs sont sensibles à l'un des facteurs de risque météo: le secteur énergie est très sensible aux variations de températures dont dépendent étroitement les variations de la consommation d'électricité, énergie non stockable dont les variations de production à court terme sont coûteuses et productrices de CO2; le secteur agricole est évidemment sensible aux précipitations et à l'ensoleillement (voir les caractéristiques météo des années des crus excellents, l'impôt sécheresse etc.); le secteur alimentaire est aussi "météo sensible" puisque la consommation de certaines boissons est très corrélées avec la température; le secteur touristique n'est pas en reste puisque toute activité de plein air est soumise aux aléas météo (citons par exemple les opéras produits dans Hyde Park ou au Jardin du Luxembourg...). Et bien d'autres encore.
Tout comme Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, toute entreprise est "météo sensible" sans le savoir! Plusieurs simulations ont même révélé que dans certains cas, le risque météo est plus important que le risque de taux d'intérêt, de change ou de prix des matières premières.
Dans un environnement concurrentiel international, il devient indispensable de gérer les risques pouvant affecter la marge opérationnelle des entreprises. Ce n'est pas parce que l'être humain ne peut influencer la météo que ce risque doit être subi: les entreprises n'influencent ni M. Bernanke, ni M. Trichet dans la détermination des taux d'intérêt et pourtant ... elles gèrent ce risque!
Catherine Lubochinsky, professeur à l'université de Paris II (Assas)